Pour continuer la série de lettres-portraits consacrés aux histoires inattendues, originales ou plus sombres que l'on trouve dans les arbres généalogiques : voici Jean dit Chéry, il a vécu au 19e siècle.
Cet homme est longtemps resté anonyme dans la légende familiale, mais néanmoins connu de tous, car sans en détenir les détails nous savions qu'un jour quelqu'un avait traversé les mers pour relier son destin a celui du Sénégal et plus précisément à Saint-Louis.
Pendant longtemps, nos aînés ont tenté des recherches auprès des archives des anciennes colonies pour retrouver ce morceau d'histoire, mais sans succès...
Pour ceux qui l'ignoreraient Saint-Louis du Sénégal, plus ancienne colonie française d'Afrique, a longtemps été sous influence française, d'abord comptoir fondé par des marins de Dieppe, puis première commune française d'Afrique, les habitants de Saint-Louis étaient, au 19ème siècle, citoyens français depuis 1792.
C'est cette particularité administrative qui avait alimenté les espoirs des recherches antérieures, mais qui s'étaient toutes soldées par des échecs décevants. Nos multiples demandes sur le nom de famille s'étaient avérées infructueuses, mais c'est parce que nous ignorions qu'il fallait en fait chercher à partir des prénoms ! C'est grâce aux nouvelles ressources mises à disposition par les archives de l'Outre-Mer que la raison en a été révélée : les registres de Saint-Louis étaient tenus à la mode du code civil français, mais avec quelques libres interprétations, induisant notamment l'inversion du nom et du prénom dans les tables décennales. Nous aurions pu chercher longtemps...
C'est ainsi que commença la reconstitution de toute une branche familiale ayant vécu à Saint-Louis... Dont je retiens aujourd'hui le point de départ : celui par qui les deux continents se sont rapprochés.
Le destin maudit de Jean Chéry
"Tes parents, Alain et Marie, se sont mariés en janvier 1828 à Sainte-Foy-la-Grande, bastion protestant du bordelais. Ton père était alors tonnelier et cultivateur et descendait d’une famille de notables locaux, ton grand-père paternel ayant entre autre été juge de paix.Tu es né 2 ans plus tard, en décembre 1829. Le contexte familial te prédisposait à une vie relativement aisée, confirmé par le contrat de mariage de tes parents détaillant la dot amenée par ta mère et les possessions de divers droits mobiliers et immobiliers de ton père, mais le sort semble s'être acharné sur toi.
Tout a commencé par la naissance de ton frère Dominique en 1831 presque aussitôt endeuillée, puis en 1834 la mort de ta mère probablement affaiblie par la mise au monde d'une petite sœur qui n'a pas survécu. Tu grandis seul avec ton père, mais le sort ne te laissera que peu de répit puisqu'en avril 1841, ton père disparait à l’âge de 45 ans, suivi en octobre par ton grand-père maternel qui était le dernier de tes aïeux vivant. Orphelin à l’âge de 10 ans, tu es recueilli par ta tante Marie, la sœur de ta mère, célibataire.
C'est là que ton destin bascule.
L'année précédente, en 1840, ton oncle Dominique (le frère de ta mère, instituteur à Mérignac après avoir été huissier aux contributions directes), est parti s’installer au Sénégal pour y devenir commerçant. Il emmèna avec lui ses 3 filles et sa femme qui périt pendant le voyage en mer.
C'est à la suite de ces drames, que tu embarques avec ta tante vers le Sénégal pour y rejoindre ce qu'il vous reste de famille maternelle. Une nouvelle vie commence : tes cousines sont comme tes soeurs et tu grandis au milieu des sénégalais, mais aussi des commerçants et voisins de ton oncle, dont beaucoup sont aussi bordelais et parlent souvent du pays...
Mais l'hécatombe continue et ton oncle meurt en juin 1946, à l’âge de 50 ans. Te voilà chef de famille à 16 ans, et tu dois prendre en charge avec ta tante le sort de tes cousines en reprenant le flambeau des affaires de ton oncle...
Coûte que coûte, la vie continue et tu finis par t'installer avec une femme de Saint-Louis, nommée Fatimata. Vous avez plusieurs enfants, dont l'aîné Arthur, né en septembre 1851, qui sera plus tard fondé de pouvoir du trésorier payeur de Saint Louis, faisant parti de l’aristocratie mulâtre décrite par Léopold Senghor.
Tu ne t'es jamais marié officiellement avec Fatimata. À Saint-Louis, on déclare les naissances et les décès à la mairie, mais pour les mariages, c'est une autre histoire : les unions se célèbrent autrement, sans besoin d'officialisation auprès de l'état civil, dont le registre des mariages reste bien maigre par rapport aux autres.
D'après ce que j'ai pu savoir de ton époque, il semble qu'il régnait dans l'île une liberté, comme nulle part ailleurs. Loin des problématiques coloniales et raciales qui avaient cours partout ailleurs, la tolérance et la mixité des couples étaient naturelles à Saint-Louis.
Malgré tout, tu es très vite rattrapé par la malédiction familiale en 1855, lorsque ta tante qui a été pour toi comme une mère disparaît a son tour a 50 ans. Puis c'est au tour de ta cousine Marie Julie (épouse d'un notable local natif d’Alsace de 18 ans son ainé) de mourir 3 ans plus tard à seulement 26 ans ! Heureusement tes affaires semblent prospères et la famille continue de s'agrandir te voilà bientôt père de 8 enfants.
Croyais-tu pouvoir y échapper ? Comme coup final du mauvais œil, tu mourras toi aussi en pleine force de l'âge à seulement 35 ans... Tu n'as cessé, toute ta courte vie, d'être en deuil et voici que les enfants, dont l'aîné à 13 ans le sont aussi...
Alors naturellement lorsque j'ai découvert cette succession de tristes événements, je n'ai pu m'empêcher de me demander s'il ne s'agissait pas plus d'une histoire de gènes que de superstition...
On dira que la rudesse du climat et les nombreuses épidémies de l'époque auront eu raison des plus jeunes et vaillants d'entre vous, mais malgré cela c'est à travers l'existence de ta fille Eugénie puis de ta petite-fille Lucienne que ton sang, mélangé a celui de Fatimata, coule toujours dans nos veines aujourd'hui..."
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